La cloche

Au village, la cloche de l’église tintait une fois pour annoncer la pluie, deux fois pour annoncer la neige, trois fois pour annoncer une tempête qui frapperait très fort. Ce matin-là, à 6h17 précisément, Frère Guillaume jeta un oeil à la fenêtre et constata que le hameau tout entier avait disparu ; gens et maisons, bêtes et champs. Il alla sonner la cloche trois fois, quatre fois, et amorça même un cinquième coup avant de disparaître à son tour.

Sarah Beaulieu

À vive allure

Une fois tous les voyageurs embarqués, le fiacre avait démarré d’un seul coup.
Au bout d’une heure à cette allure infernale, un passager mit la tête à la fenêtre pour s’assurer que le cocher ne manquerait pas son arrêt.
Mais à l’avant de la voiture, il n’y avait ni cocher, ni cheval.

Sarah Beaulieu

Clac

Dans le bureau universitaire de Monsieur Ralph, la fenêtre s’ouvrait toujours seule les jours de très beau temps.
D’abord surpris et agacé par le phénomène, qui l’empêchait de se consacrer pleinement à la préparation de ses cours d’anatomie, Ralph finit par s’y habituer.
Il savait que ce n’était pas le vent qui faisait claquer la fenêtre, mais celui à qui avaient appartenu les vêtements qui pendaient au mur ; quelqu’un qui, en son temps, avait aimé les longues balades sous un soleil trop chaud.

Sarah Beaulieu

Carl Spitzweg

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Martiens versus zombies

Lorsqu’elles s’arrêtèrent devant le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch, les étranges créatures venues de fort loin se virent agressées par une si perturbante richesse de détails, de nuances et d’informations qu’elles décidèrent de ramener un instant à la vie le cadavre le plus proche pour qu’il leur en explique le sens.
Erreur, car du même coup elles ressuscitèrent par inadvertance tous les corps gisant dans un rayon d’une petite centaine de kilomètres, et ce faisant les rendirent, contre toute attente, immortels.
Or, immortelles, ces créatures ne l’étaient pas…

Philippe Pastorino

Une affaire de point de vue

On se moquait volontiers des dessins de Fortuné Miras, dont il était pourtant très fier.
La plus grande partie de son travail était consacrée à l’étude des corps, qu’il peignait gros ou rachitiques, toujours difformes ; il griffonnait un oeil là où aurait dû s’enfoncer un nombril, inversait doigts et orteils, mêlait les espèces et les sexes.
Quelques heures après sa mort, Fortuné Miras eut enfin la renommée qu’il désirait, lorsque l’employé de la morgue déclara à la presse que le corps nu du peintre était couvert d’écailles, et que le pauvre homme avait marché toute sa vie avec deux pieds droits.

Sarah Beaulieu

La prochaine à gauche

On lui avait toujours dit qu’après la première route il fallait tourner à droite, et depuis longtemps il respectait cet avertissement.
Mais ce soir-là, alors qu’il se trouvait d’humeur joueuse, il vira sans prévenir sur sa gauche.
C’est ainsi qu’il entra dans une boucle infinie, et il y marche encore à l’heure où nous parlons.

Sarah Beaulieu

Malfaçons

Par delà le canton, je suis connu et respecté comme le meilleur poseur de planchers du pays.
Tous ignorent que je grave chaque nuit sous les lames mes secrets les plus méprisables, mes perversions les plus inavouables, aveux que je réserve à ceux qui, dans plus de cent ans, auront la charge de rénover mon ouvrage.
Le marquis Beaufrangeux demande aujourd’hui à me voir après que le parquet de sa salle de bal a été soulevé par le jeune éléphanteau qu’il faisait parader devant ses invités.

Martin Fournier

Un aveu

Julie Bretanier vint à l’église un samedi, pour me confier un péché qu’on ne pouvait pardonner.
Comme elle craignait d’y perdre son âme, elle me jeta un regard implorant à travers les grilles du confessionnal.
Immédiatement je reculai, et mes cornes disparurent dans l’ombre des barreaux.

Sarah Beaulieu

Labyrinthes

Dans le grand salon des marches, mieux vaut prendre garde à ses pas.
De différentes formes, de différents niveaux, de différents sens, toutes les marches ont la même couleur noire.
Jean entre, monte et descend, monte et descend là où il peut, mais il n’arrive pas à atteindre la porte de l’autre côté de la pièce.

Thibault Duperier

Un dû

Depuis qu’il est mort, en mai 1854, Emotaf hante malgré lui le minuscule appartement qu’il habitait sous les combles d’un immeuble de l’avenue Vaugirard, un « une pièce » bien trop exigu pour être partagé avec des vivants.
Excédé par les hurlements hystériques des locataires qui se succèdent, il a résolu d’entrer en contact avec la belle agente immobilière chargée de la location des lieux.
Elle laissera l’appartement inoccupé s’il parvient à en payer le loyer qu’elle viendra collecter en personne chaque mardi à minuit pile.

Martin Fournier

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